Vous venez d’être brillamment admise à l’examen du CEPE, session 2008 avec 140 points sur 170. La particularité de la candidate libre que vous êtes, c’est votre âge : 59 ans.
Pourquoi c’est maintenant que vous passez cet examen ?
Mme Essy Doko Céline : Lorsque j’étais enfant, mes parents n’ont pas voulu me mettre à l’école. Mon frère aîné par contre a eu la chance d’y aller, et lorsqu’il a commencé à travailler comme enseignant à Adiaké en 1958, mon père m’a demandé d’aller rester avec lui pour lui faire à manger. Pendant que je vivais chez lui, des élèves venaient à la maison et c’est avec eux que j’ai appris à parler le français. Voyant que j’étais éveillée, le directeur de l’école où enseignait mon grand frère lui a demandé de me scolariser.
Mais il lui a fait comprendre que je n’étais pas venue pour aller à l’école, mais plutôt pour être à son service. C’est ainsi que pendant trois ans, je lui préparais à manger, jusqu’au jour où j’ai rencontré mon mari. Celui- ci n’ayant pas grands moyens, j’étais obligée de me battre toute seule. Je faisais de petits commerces qui me permettaient de nourrir mes enfants. Malgré mes multiples occupations, j’étais déterminée à m’instruire, mais le principal obstacle, c’étaient mes multiples maternités. J’ai eu 13 enfants au total dont 4 sont décédés. Mon fils aîné qui a 43 ans, est professeur d’Arts plastiques. Lorsque j’ai été informée des cours d’alphabétisation à Bonoua, je me suis inscrite immédiatement.
Pendant combien d’années avez-vous suivi ces cours pour avoir cette année 2008 le CEPE ?
Mme EDC : J’ai suivi ces cours pendant trois ans. Lorsque j’ai commencé la première année à l’école Akpa Gnagne de Bonoua, ma maîtresse, celle même qui m’encourageait le plus, décède brusquement. C’était un vrai choc pour moi et j’ai dû abandonner. Mais j’ai repris l’année suivante pour terminer finalement à l’école de la mission catholique de Bonoua. De 30 élèves que nous étions au départ, nous sommes restés 6 à continuer les cours qui se déroulaient de 18 h à 20 h. Notre maître était découragé et voulait tout abandonner, mais vu que j’étais déterminée à apprendre, il a eu pitié et a continué avec nous.
Comment arrivez-vous à concilier vos nombreuses charges familiales et professionnelles avec vos études ?
Mme EDC : C’était très difficile au départ, mais je me suis organisée. Comme à la maison, c’était quasiment impossible d’étudier, je le faisais au marché où je vends des assiettes et ustensiles de cuisine. J’ai pris deux répétiteurs qui viennent m’enseigner au marché, selon un emploi du temps que je leur ai établi. J’étais tellement « chaude » pour étudier que je les bousculais pratiquement.
Mais est-ce facile pour vous de faire deux choses à la fois, c’est-à-dire étudier et s’occuper de vos clients ?
Mme EDC : C’est vrai, ce n’était pas du tout facile, la preuve en est que certains clients impatients d’attendre que je finisse de répondre à mon maître ou d’écrire un mot, avant de les servir, s’en vont ailleurs. Mais je me suis dit que c’était le prix à payer.
Vous avez eu le CEPE avec 140 points. Que comptez-vous faire avec ce diplôme, à votre âge ?
Mme EDC : Je voudrais bien continuer, mais je mesure les difficultés qui m’attendent, car le secondaire ne sera pas facile, surtout que j’ai encore des enfants qui vont à l’école. Mais je veux bien tenter, car je veux aller un peu plus loin. Tout dépend, si j’obtiens une bourse ou une aide de l’Etat, je vais continuer, je suis décidée à aller loin. Mais, il me faut absolument de l’aide, car jusque- là, je me suis débrouillée seule avec mes maigres moyens. Si je reçois de l’aide pour développer davantage mon commerce, je pourrai avoir les moyens de continuer les études.
Pour en revenir à l’examen du CEPE, comment les choses se sont passées depuis la maison jusqu’au centre d’examen ?
Mme EDC : J’étais sûre de moi, j’avais beaucoup étudié. En plus, M. Akaffou, notre maître nous a donné beaucoup de conseils. Il nous a surtout demandé de ne pas avoir peur. Je suis donc partie de la maison très sereine et déterminée. Dès que j’ai franchi le portail de mon centre d’examen, (NDLR : EPP Ahoulou Alphonse), l’accueil des enfants m’a encore donné plus de courage. Ils étaient une bonne dizaine à venir m’entourer criant « mémé, mémé ! viens, on va te montrer ta classe ». Ils se sont emparé de mes affaires et m’ont accompagnée jusque dans ma salle. Mais au moment où je rentrais, mon portable a sonné : c’était ma fille Grâce, l’avant-dernière de mes enfants, qui m’appelle en gémissant : « maman, maman, ça ne va pas, viens, viens vite ! » J’ai aussitôt crié : « Satan, tu es vaincu au nom de Jésus ! ». J’ai repris le téléphone pour lui dire de prendre un calmant et que la douleur va passer. Après l’avoir rassurée, j’ai éteint le portable et je suis rentrée dans la salle.
Mais à peine j’ai pris mon stylo, j’ai commencé à m’inquiéter de l’état de santé de ma fille. Mes doigts tremblaient et j’ai eu l’idée de sortir pour aller la sauver, mais je me suis aussitôt ressaisie. J’ai donc adressé cette prière à Dieu. « Seigneur, je voulais à tout prix connaître papier, c’est pour ça que je suis là aujourd’hui, ne laisse donc pas le diable m’attaquer. Occupe- toi à la fois de ma fille et de moi-même. » Après cette prière, je suis redevenue calme et j’ai commencé à écrire sans problème. Pendant la pause de midi, je n’ai pas appelé à la maison pour m’enquérir de l’état de ma fille, de peur d’être déconcentrée. C’est le soir, lorsque je suis rentrée à la maison, que je l’ai retrouvée totalement rétablie de sa fièvre .
Comment vous et vos proches avez accueilli les résultats ?
Mme EDC : Avec une joie indescriptible. Je suis arrivée au centre avec mon mari qui m’a toujours soutenue. Je me rappelle qu’à quelques jours de l’examen, je me suis réveillée en pleine nuit pour étudier. Quelque peu agacé, il m’interpelle vivement : « Mais Céline, ton affaire là, c’est quoi même ? » Je lui ai répondu : « Ecoute, mon frère, je tiens à réussir à mon examen ». Le jour des résultats, dès que mon maître m’a vue, il m’a d’emblée annoncé la nouvelle : « Maman, tes résultats sont bons, tu as eu ton CEPE ! » J’ai aussitôt dénoué un de mes pagnes et je l’ai supplié : « Viens, viens, je vais te porter au dos, ». En effet, c’est à lui que je dois en partie mon succès. Ensuite je me suis jetée dans les bras de mon mari qui était très content aussi.
Comment tes amis commerçantes du marché de Bonoua ont accueilli la nouvelle ?
Mme EDC : C’est par des cris de joie qu’elles m’ont accueillie. Partout dans le marché, les femmes criaient et sautaient de joie. Certaines ne pensaient pas du tout que je pouvais aller jusqu’au bout.
Pensez-vous que votre expérience peut servir à d’autres personnes ?
Mme EDC : Bien sûr, c’est pour cette raison d’ailleurs que j’ai tenu à aller jusqu’au bout. J’ai voulu prouver qu’il n’est pas trop tard pour apprendre. C’est depuis 1960 que je voulais absolument aller à l’école et avoir un diplôme. Ni mon mariage en 1963, ni mes 13 accouchements successifs, n’ont mis fin à ce rêve. La preuve est que, 48 ans après, je l’ai réalisé. Le CEPE que je viens d’obtenir, peut encore me servir. Je suis commerçante et je vends souvent à crédit. Désormais, je peux tenir un cahier dans lequel je mettrai les noms de mes créanciers et ce qu’ils me doivent. Avant, je ne pouvais pas le faire, et certains en profitaient pour me voler. Je dis à ces personnes, que mêmes si leurs parents ne les ont pas scolarisées, elles peuvent le faire elles- même après.
Lorsque l’un de ses fils, m’a appelé il y a quelques jours pour m’annoncer la nouvelle de la réussite au CEPE de sa mère, j’avais pensé à un bon gag. Mais deux jours plus tard, je le vois arriver avec une dame impeccablement mise dans un bel ensemble de pagnes. « Voici ma mère et voici son relevé de notes, sa convocation, sa fiche de table avec sa photo à l’appui et sa carte d’apprenante au cours d’alphabétisation ». Le doute n’était donc plus permis. La candidate Essy Doko Celine, née le 13/09/ 1949 à Bonoua, qui a composé au centre d’examen Ahoulou Alphonse de ladite ville, avec le No de table 2350, est bel et bien admise au CEPE avec un total de 140 points sur 170.
Cela aurait mérité une orientation d’office en 6e, si la « mémé certifiée » n’était pas candidate libre. La dernière surprise, ce ne sont pas les terrines « d’attoukpou », (couscous de manioc cuit à la vapeur) qu’elle me tend à la fin de l’entretien, mais plutôt des cahiers de cours dont les pages soigneusement entretenues, contenaient de véritables merveilles : une écriture de calligraphe, des croquis dessinés avec art. Devant mon étonnement, elle me rassure : « C’est un héritage familial, mon fils est professeur d’Arts plastiques ». Puisse le courage et la ténacité de cette dame, servir d’exemple à ces millions de personnes qui continuent de se morfondre et de maudire leurs parents, de ne les avoir pas mises à l’école. Source : L’Inter - 9 août 2008